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Mathieu Angot - Formateur en apiculture - Conférencier

Histoire d'une dérive intensive

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27 juillet 2023

Le magasine Abeilles en Liberté a sorti son second hors série : Chemins vers une apiculture écologique. J'ai l'honneur d'ouvrir le numéro avec un article qui propose un retour historique sur l'apiculture, afin d'en comprendre un peu mieux le chemin. Je vous livre cet article, et vous invite à commander le numéro, sur le site de la rédaction. Il y est question de toutes les pratiques "alternatives" à une apiculture conventionnelle. C'est une mine d'information pour le nouvel apiculteur qui s'interroge sur quel apiculture pratiquer pour le bien-être de ses abeilles.

Histoire d'une dérive intensive

Être apiculteur, c’est vivre à mi chemin entre le monde des humains et le monde sauvage. L’abeille, voilà un animal d’élevage qui a peu de points communs avec les vaches, cochons et autres poules. On ne maîtrise pas sa nourriture, récoltée dans le paysage environnant. On ne maîtrise pas sa génétique, car elle vagabonde dans des lieux méconnus, gardés secrets, pour se reproduire et perdurer. On ne maîtrise pas l’abeille, qui si elle le souhaite, quitte la ruche pour un lieu plus accueillant. En théorie.

En pratique, l’être humain trouve bien souvent un moyen de prendre la main sur ce qu’il souhaite, qu’importe les conséquences sur le monde vivant. Et l’apiculture ne fait pas exception. Nous avons, avec un léger retard sur nos collègues agriculteurs, pris nous aussi le chemin de l’intensif, de la maîtrise complète de l’animal, et de l’envie de prendre le contrôle total de la vie de l’abeille.

La domestication de l’abeille

Ce qu’on appelle la domestication de l’abeille se caractérise par diverses pratiques très intensives de notre apiculture contemporaine. La nourriture de l’abeille, nous la gérons facilement grâce au sucre, qui nous permet de récolter beaucoup de miel même tardivement dans la saison, puisque la colonie pourra survivre aisément avec un nourrissage hivernal au sirop de sucre. Ce sont ces mêmes sirops qui viennent simuler une miellée et préparer la colonie à une belle récolte très tôt en saison. Il nous est facile ensuite de déplacer les ruches, grâce à des transhumances effectuées en camion poids lourd, afin de donner un régime de monoculture à nos abeilles. Un régime pauvre, peu adapté à cet insecte, fait d’un unique nectar, mais qui donnera des quantités de miel intéressantes, et rendra l’entreprise de l’apiculteur viable économiquement. Viable à condition de répéter l’opération plusieurs fois par an, et de faire produire à une colonie d’abeilles plus de trois à cinq fois ce qu’elle produirait dans son milieu naturel. La conséquence de ce butinage intensif, c’est l’usure prématuré des reines, qui pondent en continu sur une saison qui ne s’arrête pas, et deviennent inaptes à produire en une à deux années à peine (voir Ref1).

Pour lutter contre la fin prématurée des reines, nous avons trouvé une solution technique. Puisqu’une colonie sans reine peut en élever vingt à trente en quelques semaines, certains apiculteurs peuvent en produire plusieurs milliers par an, afin de les vendre aux collègues producteurs de miel, qui n’ont plus qu’à écraser l’ancienne pour en introduire une plus jeune dans la ruche. C’est de cette façon que l’on parvient à produire plusieurs tonnes de miel par an. Cette méthode permet également de maîtriser la génétique de ces reines, et les rendre plus douces, plus productives, adaptées aux rythmes effrénés de l’apiculture moderne. C’est cette abeille sélectionnée, reproduite très artificiellement, que l’on appelle « Buckfast », du nom de l’abbaye Anglaise dans laquelle le frère Adam a procédé à la première sélection génétique sérieuse de l’abeille, dès les années 1950. Aujourd’hui, de nombreux apiculteurs achètent par lots de plusieurs centaines ces reines, parfois d’une seule et même souche, ce qui sature leur territoire avec une unique génétique, et cause une baisse de biodiversité chez les abeilles locales (voir Ref2).

Cette existence si éloignée des conditions sauvages devrait à coup sûr faire fuir l’abeille de nos ruches. C’est oublier que la colonie est fortement sédentaire, à de rares exceptions près. Nous utilisons donc cette caractéristique de l’abeille, qui nous permet de l’exploiter comme nous le faisons actuellement en occident. Malgré tout, l’apiculteur moderne sécurise encore plus le processus. Une des peurs du producteur de miel, c’est l’essaimage. Ce moment important de la vie de la colonie, qui consiste à la production d’une jeune reine afin que l’ancienne quitte la ruche pour un autre logis avec une partie de la population, est redoutée de l’apiculteur. Les abeilles sont donc génétiquement sélectionnées pour produire le moins d’essaims possible. Car un essaim désertant la colonie, c’est une ruche amputée de la moitié de ses butineuses, et donc moins de miel à récolter. Diverses méthodes existent donc pour y remédier, du clippage de la reine qui lui retire une aile pour l’empêcher de voler, à la destruction hebdomadaire des nouvelles reines élevées avant leur émergence. Dans tous les cas, il s’agit là de brider l’instinct de reproduction de la colonie d’abeilles.

Le bilan est certes alarmant, mais il est important de comprendre que l’apiculture moderne s’est construite avec les mêmes contraintes que le monde moderne dans son entier. Elle a une histoire, et il va nous falloir la comprendre pour remédier à ses nombreux excès.

De l’antiquité à la ruche moderne

Dés l’antiquité, via l’invasion romaine de nos territoires, l’idéologie d’un monde naturel dédié uniquement à l’activité humaine émerge. L’homme, mis sur un piédestal par les nouvelles croyances de l’époque, commence à considérer que ce qui est sauvage est vulgaire, destiné à être amélioré par l’activité humaine et l’agriculture. Dès lors, l’être humain se détache du reste du monde vivant, et commence à se considérer comme extérieur à ce monde, voir supérieur à lui.

C’est cette idéologie qui domine au moyen-âge, et entraîne l’exploitation massive des ressources disponibles, principalement le bois. S’ensuit une croissance démographique, donc une expansion des villes et une sur exploitation des forêts: ce sont les défrichements massifs. A la fin du moyen-âge déjà, l’abeille a un habitat naturel très fortement impacté par l’être humain. Concernant la France, qui était presque couverte de bois au début de la période, il ne nous reste que dix pour cent des forêts après les défrichements.

Les sources sont difficiles à trouver sur ce sujet, mais on peut supposer qu’un commerce d’essaims se met en place via les murs à abeilles dès le XVIIIème siècle. Cela pourrait signifier que la ressource «abeille» n’est plus assez disponible à l’état naturel, c’est à dire gratuitement en récoltant des essaims sauvages.

Jusqu’au XIXème siècle, les essaims d’abeilles issus du monde sauvage s’épanouissent dans des ruches en paille.(Source: Département de la Manche, Association Pistil)

La révolution de la ruche à cadres

Avec l’invention de la ruche à cadre, au milieu du XIXème siècle, l’apiculture change profondément. En effet, là ou nous avions des ruches « fixes », dans lesquelles les abeilles vivaient à leur guise malgré les interventions humaines, nous pouvons désormais gérer la colonie d’abeilles en intervenant rayon par rayon. Cela ouvre la voie de l’artificialisation, et très rapidement, les premiers essaims artificiels sont créés, les premier élevages de reines par l’apiculteur sont réalisés, la production de miel est optimisée. Et quelques décennies plus tard, l’apiculture devient un métier à part entière, une spécialisation agricole parmi d’autres. Et comme toutes les productions agricoles, elle va bénéficier de la modernisation des outils.

Durant les années 1920, les premières transhumances mécanisées apparaissent, on peut déplacer les ruches sur de longues distances, et les faire produire plusieurs variétés de miels. Dans les années 1950, les coopératives ont installés des chaînes d’empotage industrielles, le miel est devenu un produit de consommation comme les autres. L’apiculture moderne se développe de concert avec l’agriculture intensive, profitant de l’implantation des grandes cultures mellifères, comme le colza ou le tournesol, particulièrement après les années 1970 (voir Ref3). Certaines peuvent rapporter beaucoup de miel, et certains apiculteurs vivent un «âge d’or» jusque dans les années 1980.

Images extraites d’un film de l’INA de 1919, produit par le ministère de l’agriculture. Toutes le méthodes modernes sont déjà documentées à cette époque, de la cire gaufrée à l’élevage des reines. (Source: Archives INA)

La fin de l’âge d’or

Dans les années 1980, deux évènements majeurs vont faire basculer l’apiculture dans les pratiques intensives que nous connaissons actuellement. Le varroa, documenté sur le territoire dès 1982 (voir Ref4), provoque un écroulement des colonies d’abeilles. Ce petit acarien, arrivé avec les importations d’abeilles asiatiques, vient bousculer l’apiculture. La transhumance massive permet à ce parasite de rapidement coloniser toutes les ruches de France. Le monde apicole, livré à lui-même, tente toutes sortes de remèdes acaricides pouvant tuer le parasite: c’est le début des pesticides appliqués directement dans la colonie d’abeilles, par l’apiculteur lui-même. Après quelques années, les apiculteurs arrivent à maîtriser le phénomène, mais au prix de l’application annuelle de produits pesticides dans les ruches.

À peine le varroa maîtrisé, un second coup dur vient modifier la filière apicole, avec l’apparition de nouveaux pesticides: les néonicotinoïdes. Ces pesticides systémiques, plus puissants que leurs prédécesseurs, causent l’écroulement des colonies sur les grandes cultures mellifères comme le tournesol par exemple, emblématique du phénomène apparut dès 1993. La réponse de la filière apicole est immédiate, elle se recompose en réaction aux mortalités. Un nouveau métier voit rapidement le jour: éleveur de reines et d’essaims d’abeilles. Ces apiculteurs créent une filière d’éleveurs afin de repeupler les ruches de leur collègues producteurs de miel. Pour survivre économiquement, ces derniers sont contraints de prévenir les pertes en renouvelant systématiquement à minima un tiers de leurs reines par an, voir la moitié dans les cas extrêmes. Ce sont donc chaque année plus de 500 000 essaims d’abeilles qui sont créés totalement artificiellement par les apiculteurs. Si ils s’arrêtaient, il faudrait à peine trois ans pour que presque aucune abeille d’élevage ne survive plus (voir Ref5).

Refonder un avenir

Aujourd’hui, de lourds questionnements sont en cours au sujet de nos modes de vie destructeurs, et l’apiculture, symbole d’un lien de l’humain au monde sauvage, est un enjeu majeur de changement.

Partout sur nos territoires, de petites mains anonymes tentent de re-tisser le vivant en lambeaux. Même si l’apiculture n’aura pas seule la solution, et s’il faut avant tout repenser nos modes de vies pour redonner une place au monde vivant, il est essentiel de proposer des alternatives. C’est ce patchwork fait des idées de chacun que nous vous proposons d’explorer dans ce numéro spécial.

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